Le nom du président turc sera connu dimanche 28 mai, à l'issue du second tour de l'élection présidentielle. Libertés, religion, gestion du séisme. Cinq femmes et hommes turcs vivant en France nous ont expliqué leur choix entre les deux candidats encore en lice.
Fin du suspense dimanche 28 mai. Les Turcs connaîtront, ce jour-là, le nom de leur chef d'Etat pour les cinq années à venir. Le président sortant Recep Tayyip Erdogan est donné favori au second tour de la présidentielle, face au chef de l'opposition, Kemal Kiliçdaroglu. Et la diaspora turque de France, forte d'environ 700 000 personnes, n'y est pas pour rien : elle a voté majoritairement pour Erdogan au premier tour (64%), selon l'agence officielle Anadolu. Cinq Turcs de France ont accepté de nous expliquer leur vote.
Recai Usta, 54 ans, et sa famille ont posé leurs valises en France il y a quarante ans. Et depuis, "à chaque fois qu'on retourne en Turquie, on voit les changements". Cet entrepreneur bordelais est originaire de la mer Noire, "région où quasiment tout le monde est pour le président sortant". Il ne déroge pas à la règle : "Erdogan a modernisé le pays en vingt ans. Il a construit routes, hôpitaux, universités, stades de foot, et tout ça en partant de zéro". Selon lui, "il est le seul homme qui peut continuer l'ouvre qu'il a déjà réalisée. C'est pour ça qu'il a mon vote, c'est parce qu'il inspire confiance."
Pour autant, Recai reste lucide sur la crise économique qui frappe la Turquie. L'inflation galopante depuis plusieurs années - qui a atteint 85% à l'automne - et la dégringolade de la livre turque, près de son plus bas historique en mai, dégradent le quotidien des Turcs. "Mais nous, on est moins touchés que ceux qui vivent en Turquie", reconnaît-il. Les politiques d'Erdogan ont plutôt simplifié sa vie en France. Une, en particulier : "Avant, je devais parcourir 700 km pour aller faire mes papiers au consulat de Marseille. En 2014, Erdogan a fait ouvrir un consulat turc à Bordeaux, c'est beaucoup plus facile pour moi."
Recai est musulman pratiquant. Cela crée "une proximité sentimentale" avec Erdogan, mais "ne joue pas tellement" sur son vote, assure-t-il. Il est plutôt séduit par la politique étrangère du "Reis". Depuis le début de l'invasion russe en Ukraine par exemple, Erdogan se positionne comme un médiateur crucial entre les deux parties. "Grâce à lui, la Turquie a pris une place très importante sur la scène internationale, ça me rend vraiment fier", salue Recai.
Cette année, Dilek Palta Horuz, 31 ans, a voté avec le cour : "Je m'identifie totalement à Kemal Kiliçdaroglu, il est très ouvert." Elle est alévie, lui aussi. L'alévisme est une branche de l'islam, minoritaire en Turquie et victime de discriminations. "Il a eu le courage de le dire pendant sa campagne", estime Dilek. La religion ne définit par pour autant son vote, au contraire : "J'aimerais me sentir dans un pays laïc en Turquie, qui ressemblerait plus à la France. C'est ce que prône Kiliçdaroglu, qui ne jure pas que par l'islam, comparé à Erdogan."
Dilek est née en France et vit près de Champigneulles, en Meurthe-et-Moselle, où elle tient un bar-tabac. La Turquie, "c'est un lieu de vacances où on allait tous les étés en famille. A chaque fois qu'on devait repartir, on était en pleurs." Une partie de sa famille vit toujours à Nurhak, un village dans la province de Kahramanmaras, la ville épicentre du séisme qui a frappé le sud de la Turquie le 6 février. Aucun mort parmi ses proches, mais leurs logements n'ont pas été épargnés. Dilek raconte la mobilisation générale depuis Nancy pour récolter dons, vivres et matériel. "Les secours sont arrivés tard sur place, le gouvernement turc n'a pas mis les moyens pour aider les victimes", fustige-t-elle.
Dans la majorité des régions meurtries par le séisme, Erdogan est arrivé en tête, selon l'agence Anadolu. Des résultats qui affligent Dilek : "On est fin mai, et des gens sont encore dans des tentes et n'ont pas accès à l'eau. Ça ne leur suffit pas de voir qu'ils ont été ignorés par le système ?"
Dès le début de l'échange, Roni* est catégorique : "Mon prénom ne pourra pas être cité. Pour ma sécurité et celle de ma famille." Cette quadragénaire est une exilée kurde. Il y a vingt ans, elle a quitté le "Kurdistan colonisé", selon ses mots, pour la France, "à cause de la pression militaire et des exactions" commises envers les Kurdes. Leur situation ne s'est pas améliorée avec l'arrivée d'Erdogan au pouvoir, qui s'en prend régulièrement à cette minorité depuis dix ans. Il accuse notamment le Parti démocratique des peuples (HDP) pro-kurde d'être affilié au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), une formation classée terroriste par plusieurs Etats.
"En tant qu'activiste kurde, je suis interdite de territoire. Tout ce que je peux dire en France n'est pas légal en Turquie, j'ai déjà reçu des menaces."
à franceinfo
Roni souffre de la distance avec ses proches restés en Turquie, "qui font profil bas". Mais "en tant que femme, Kurde et alévie, je suis triplement menacée par Erdogan", insiste-t-elle. En 2020, la Turquie s'est retirée de la convention d'Istanbul, un traité international qui fixe des normes juridiques contraignantes pour lutter contre les violences sexistes. Un texte "qui porte mal son nom", ironise Roni. "On attaque les droits des femmes, les violences augmentent. Il y a de quoi être terrifié par la réélection d'Erdogan."
Sans surprise, son vote va au chef de l'opposition. Kemal Kiliçdaroglu ne s'est pas trop épanché sur la question kurde, mais a promis de libérer Selahattin Demirtas, le leader du HDP, emprisonné en 2016 par Erdogan pour "propagande terroriste". Même si "c'est surtout un vote contre le président sortant", Roni espère qu'en cas de victoire, "Kiliçdaroglu fera en sorte que cette chasse aux Kurdes cesse".
Depuis ses 18 ans, Betül Koç vote pour Erdogan. Elle en a 27 aujourd'hui et reste fidèle au président sortant. "C'est un homme honnête, qui tient parole, qui écoute son peuple", s'épanche cette Bordelaise. Mais surtout, "il est musulman et pratiquant". La jeune femme est sunnite, courant de l'islam dominant en Turquie, tout comme Erdogan.
"Avant son arrivée au pouvoir, les femmes musulmanes n'avaient pas la liberté de vivre leur religion au quotidien."
à franceinfo
En 2008, le président sortant a autorisé le port du voile dans les institutions publiques. Un soulagement pour Betül, qui a fait ses études à l'université de Samsun, ville turque sur la mer Noire. "C'est la première chose qui compte pour moi", insiste-t-elle.
Elle adhère aussi plus globalement à la politique menée par Erdogan. Si une partie des électeurs lui reprochent l'arrivée de 3,7 millions de réfugiés syriens sur le sol turc, la jeune femme soutient le président sortant : "On a eu raison de les accueillir, dit-elle. Ils avaient bien besoin d'un abri. Il y avait des enfants parmi eux, je suis maman, je me mets à leur place." Erdogan promet désormais leur renvoi en Syrie, ce que Betül, toujours loyale à son dirigeant, trouve juste aussi.
Sina Tekin, 30 ans, a quitté Istanbul en septembre pour suivre des études de genre à Paris. En Turquie, "ce type de cursus a du mal à trouver des financements et risque surtout d'être censuré, car les femmes et les personnes LGBTQ+ subissent de graves discriminations." Depuis plusieurs années, Erdogan livre une guerre à ces personnes, les taxant régulièrement de "perversité" et de "déviance".
"Tant sur le plan juridique que social, les personnes trans sont rendues invisibles et deviennent des cibles directes de la violence."
à franceinfo
Sina, qui se présente comme personne trans et non binaire, confie avoir subi du "harcèlement physique et verbal", mais aussi de la "discrimination à l'embauche" en Turquie. Ce qui n'a jamais empêché l'activiste de s'engager. "J'ai été bénévole dans des associations et j'écris pour un site internet féministe turc qui n'a pas été censuré. pour l'instant", glisse Sina avec malice. Le musellement des mouvements féministes et LGBTQI+ est pourtant monnaie courante en Turquie : la Marche des fiertés ou celle pour la journée des droits des femmes sont souvent annulées ou entachées de violences policières.
"Je vais voter Kiliçdaroglu, affirme Sina. Pour les droits des femmes, ceux des personnes LGBTQ+, pour les politiciens kurdes emprisonnés." Avant de nuancer : "Je vote d'habitude pour le parti de la gauche verte. Ce vote ne signifie pas un soutien total au candidat de l'opposition. Je n'accepte pas ses discours racistes, même si je dois voter pour lui." Kiliçdaroglu a notamment fait campagne sur l'expulsion des réfugiés syriens et prône une politique anti-immigration. Peu importe l'issue du vote, Sina estime que "la lutte pour les femmes et les personnes LGBTQ+ en Turquie continuera".
*A la demande de l'interlocutrice, le prénom a été modifié.