Challenges

A Vittel, le géant suisse Nestlé Waters accusé d'assoiffer la ville

logo de Challenges Challenges 23.06.2023 10:24:38 Jean-François Arnaud
Manifestation du collectif Eau 88, à Vittel, en mars 2022.

Bernard Schmitt, 71 ans, médecin à la retraite à Vittel, passe le plus clair de son temps dans son potager. Pour économiser l'eau, il n'arrose ses plants de tomates qu'avant le lever du soleil et a installé un paillage d'herbe pour limiter l'évaporation. La cité vosgienne a été reconnue en état de catastrophe naturelle lors de la sécheresse de 2022. Il ne cache pas sa colère: "Le manque d'eau dans cette ville thermale choque les esprits. Mais le Bureau de recherches géologiques avait expliqué dès les années 1970 qu'il fallait laisser la ressource se renouveler!" Sa cible: Nestlé Waters, qui produit 1,5 milliard de bouteilles d'eau minérale sous les marques Vittel, Contrex et Hépar.

Lire aussiSécheresse, la France en état d'alerte

Le groupe suisse prélève son eau dans trois nappes. Mais le 4 mai dernier, il a dû suspendre deux forages, représentant 60% de la production d'Hépar, dans la nappe la plus superficielle, entraînant la suppression de 171 emplois. "Les aléas climatiques rendent très difficile le maintien de la stabilité des caractéristiques d'une eau minérale naturelle", précise la marque. En clair, l'eau manquant, les pompes remontent bien trop de sédiments.

Mais ce n'est pas l'état de cette nappe, qui peut se recharger au gré des pluies, qui inquiète Bernard Schmitt. Le tranquille jardinier s'est mué en activiste depuis qu'il lui a été proposé en 2016, de siéger, au nom d'une association de protection des oiseaux, à la Commission locale de l'eau (CLE), qui rassemble 45 associatifs, industriels, élus locaux et représentants de l'Etat. C'est là qu'il a découvert que "la nappe la plus profonde, à 250 mètres sous terre, et la plus précieuse pour les générations futures était en train d'arriver à épuisement car on l'avait trop exploitée". Cette vaste poche enserrée dans des grès du Trias inférieur (GTI) de 240 millions d'années, qui alimente 10.000 habitants, est le trésor d'une région connue pour son or bleu depuis près de deux siècles.

Pour Bernard Schmitt, si les sous-sols se vident, c'est parce que la multinationale pompe beaucoup trop. Or, face à la diminution constatée de la ressource, les techniciens de la CLE préconisaient un nouveau forage, à 15 kilomètres de là, puis une conduite qui apporterait l'eau jusqu'aux robinets de la ville. "L'eau de Vittel aurait été réservée à Nestlé, les habitants étant contraints de boire de l'eau chlorée venue d'ailleurs!"

Avec une poignée de militants, il a alors créé le collectif Eau 88 qui mène la vie dure au numéro un mondial de l'agroalimentaire, dans les médias, dans les instances locales et jusque devant les tribunaux. Parmi ses faits d'armes, l'annulation, grâce à un recours, du pipeline pourtant validé par la CLE et la préfecture dans le Schéma d'aménagement et de gestion de l'eau (Sage). Et la condamnation pour prise illégale d'intérêts de l'ex-présidente de la CLE, une élue départementale "dont nous nous sommes aperçus que le mari était un dirigeant de Nestlé Waters!"

Dans une petite ville de 5.000 habitants où la firme helvétique emploie encore 600 salariés et paie 4 millions d'euros annuels de taxes sur l'eau, en plus des 8 millions versés à l'Agence de l'eau, le combat de Bernard Schmitt dérange. Parmi ses soutiens, Didier Thouvenin, agriculteur qui exploite 40 hectares de prairies au-dessus du bassin de Contrex, dont il vend le foin. En raison de la pénurie d'eau, il a été contraint de limiter son élevage à 25 vaches. Et il se plaint de ne pas pouvoir agrandir son exploitation. "Chaque fois que des terres sont disponibles, la Safer [société publique qui gère le foncier agricole] les préempte pour les attribuer à Nestlé."

Pour l'entreprise, qui contrôle 80% de la surface agricole autour de Vittel, qu'elle confie à des exploitants signataires d'une "convention écologique", il s'agit de protéger la qualité de l'eau minérale en limitant l'infiltration d'engrais. Mais selon l'agriculteur, "ils rachètent nos terres avec l'argent de l'eau qu'ils nous volent. A la fin, nous n'avons plus d'eau et nous sommes dépossédés de la terre".

Lire aussiEau : l'industrie va aussi devoir se convertir à la sobriété hydrique

Ces polémiques ont fait grand bruit au point que, fin 2021, la chaîne Lidl a écarté les Vittel de ses rayons en Allemagne, entraînant la décision du groupe de ne plus commercialiser la marque outre-Rhin. Pourtant, Nestlé, qui a investi 63 millions d'euros dans son usine des Vosges en trois ans, assure avoir fait des efforts et "baissé les prélèvements sur l'ensemble des trois nappes de 20% en dix ans".

Ligne d'embouteillage sur le site Nestlé Waters, à Vittel (Vosges). L'emprise de la firme helvétique est réelle dans une ville de 5.000 habitants où elle emploie encore 600 salariés et paie 4 millions d'euros annuels de taxes sur l'eau, en plus des 8 millions versés à l'Agence de l'eau. Photo: Fred Marvaux/Réa

Aujourd'hui, un nouveau Sage est en cours d'adoption. Il ne modifie pas les volumes de captage, mais leur répartition, pour pomper plus d'eau dans la nappe moyenne, où Nestlé rétrocède une partie de ses quotas aux communes, afin de mieux préserver la nappe GTI où la firme a demandé une réduction de son autorisation de prélèvement à 20.000 mètres cubes par an, contre 1 million de m3 il y a encore trois ans. Insuffisant selon Bernard Schmitt: "On estime qu'il manque 50 millions de m3 dans cette nappe et qu'il faudrait arrêter tout prélèvement pendant cinquante ans pour la remettre en état."

Les activistes déplorent de plus l'opacité sur les données hydrologiques des trois nappes, qui proviennent du minéralier. Les services de l'Etat qui lui délivrent des autorisations de forage ne disposent pas de piézomètres, les outils permettant de mesurer le niveau des nappes.

Vittel n'est pas le seul endroit où Nestlé est sous pression. A Vergèze, dans le Gard, où est embouteillé Perrier, le géant suisse reconnaît aussi "des conditions d'exploitation de plus en plus difficiles, en raison d'événements climatiques plus fréquents et intenses". Et son rival Danone est également pointé du doigt à Volvic, en Auvergne, dont la nappe phréatique a baissé de 30% depuis les années 1980, et dans le Tarn, où son forage exploratoire pour étendre la zone de captage de La Salvetat a provoqué des manifestations hostiles.

Lire aussiDanone assigné en justice pour son usage du plastique

L'enjeu économique est lourd alors que le marché national de l'eau en bouteille pèse 2,6 milliards d'euros et croît avec l'augmentation des températures. Mais la profession a beau faire valoir qu'elle ne puise qu'environ 0,3% des prélèvements d'eau potable souterraine chaque année, l'âge d'or où elle pouvait pomper l'or bleu sans rendre de comptes est bel et bien terminé.

vendredi 23 juin 2023 13:24:38 Categories: Challenges

ShareButton
ShareButton
ShareButton
  • RSS

Suomi sisu kantaa
NorpaNet Beta 1.1.0.18818 - Firebird 5.0 LI-V6.3.2.1497

TetraSys Oy.

TetraSys Oy.