Liberation

Le glas des vins glouglous a-t-il vraiment sonné ?

logo de Liberation Liberation 12.06.2023 14:24:32 Marie-Eve Lacasse
Château Barouillet

«Appelez cela une phase gothique, appelez cela la fin de l'ère poptimiste du vin naturel, appelez cela une explosion créative, mais il est clair que, du moins en ce qui concerne le chic du vin naturel, nous sommes entrés dans un monde post-glou», affirmait sans vergogne le 2 mai le site new yorkais Punch Drink, spécialisé dans l'actu des cocktails et des alcools. Honnêtement, on n'était pas prête. Que s'est-il donc passé pour qu'une telle eschatologie nous parvienne par-delà l'Atlantique ?

On vous entend, les grincheux : «Ah voilà, c'est enfin terminé, les vins au goût de petit poney ! Ces trucs de bobos vendus qu'à Paris !» Du calme. Ce n'est pas tout à fait le propos. En réalité, les vins naturels, ces vins libres vinifiés sans intrants, nous ont habitués, il est vrai, à un profil de grande buvabilité (glouglou pour les intimes ; une sorte de limonade pour adultes). Soit des vins de soif qu'on peut boire en quantité déraisonnable et sans - quasiment - d'effets secondaires ; des vins délicieux, parfois déviants mais de mieux en mieux faits, qui racontent de belles histoires et offrent une palette aromatique infinie. Une fois tombé dedans, on ne s'en remet pas. Mais on peut supposer qu'un certain âge d'or du vin glouglou est atteint ; que les amateurs de vins naturels, s'ils en boivent, grosso modo, depuis dix ans, puissent avoir envie de découvrir (ou de retourner vers) des vins plus denses, avec plus de matière, de profondeur. En d'autres mots, boire moins et boire mieux, pour sortir (enfin ?) de l'infernale dictature du glou.

Le 8 mai, c'est le podcast américain VinePair qui surenchérit en répondant à la question, comme si c'était une évidence : «Pourquoi le vin naturel est-il en déclin ?» «Certains qualifient le produit d'intéressant et de rafraîchissant, tandis que de nombreux amateurs se grattent la tête, se demandant comment un produit défectueux peut acquérir une telle légitimité. S'agit-il en fait d'une question de bonne vinification ou d'une question de marketing intelligent et de conception d'étiquettes ?» La rhétorique est impitoyable : le vin naturel serait plein de défauts, mais comme les étiquettes sont mignonnes et le produit à la mode, on en achèterait quand même.

On peut se demander, déjà, pourquoi ces critiques viennent d'Amérique. Peut-être que, vu des côtes ouest et est, elles sont vraiment fondées : les vins naturels sont protégés par une faible quantité de soufre à la mise en bouteille et sont plus assujettis aux variations de température, au transport et aux chocs. Exportés à des dizaines de milliers de kilomètres, les risques, statistiquement, sont plus grands qu'ils s'abîment et développent des défauts. Sachant que le prix des bouteilles de vin naturel aux Etats-Unis est stratosphérique, on peut comprendre le désenchantement.

Mais cette «impression» ne résiste pas à la froideur mathématique des chiffres, avance Jean-Hugues Bretin, créateur de l'application Raisin (qui recense des vignerons et des établissements où l'on boit du vin naturel partout dans le monde). Téléchargée par près de 300 000 personnes, cette appli tend à prouver que le vin naturel a plutôt le vent en poupe. «La demande n'a jamais été aussi forte de la part des consommateurs et nous n'avons jamais ajouté autant de nouveaux vignerons et vignerons, 8 en moyenne par semaine», indique Jean-Hugues Bretin. «Dans le monde, on compte à ce jour 6 497 établissements (bars, caves, restaurants) qui proposent au moins 30 % de vin naturel (bars, caves, restaurants). Rien qu'à Paris, on recense 550 établissements dont plus de 100 établissements dans le seul XIe arrondissement. New York, plus de 250, etc. Bref, pour le déclin, il faudra repasser», ajoute-t-il. En France, 2 143 établissements revendiquent la vente de vins naturels, et 1 183 en Italie.

Quant aux producteurs eux-mêmes, rapportés à la totalité du vignoble (75 000 exploitations viticoles en France), 1 357 se revendiquent comme nature, soit 1,81 % de la production (1). Ce qui étonne, c'est que même s'ils sont peu nombreux, ces vignerons et leurs amis font du bruit : avec une communauté arty, connectée, qui organise sans cesse des salons, publie des livres, des bandes dessinées, réalise des films ou des documentaires sur le vin nature, ce petit monde dérange par ses positions politiques radicales qui vont à l'encontre du marché et du productivisme. Une attitude politique qui agace côté américain et retire de plus en plus de parts de marché au vin conventionnel.

En ce qui concerne la tendance à la glougloutisation des vins naturels qui s'opposeraient à des vins profonds et bien structurés, encore une fois, Jean-Hugues Bretin s'insurge : «Il y a toujours eu des vins glou glous, des pet nat [pour pétillant naturel] et des vins orange dans les vins naturels, des vins de macération. Tout ça existait dès le départ. Le glouglou, c'est une partie de l'ensemble des vins naturels. Entre un pet nat comme Splash [un pétillant naturel du Château Barouillet, dans le Sud-Ouest, frais, peu cher et facile à trouver] et un vin de Pierre Overnoy [vigneron nature historique du Jura, qui produisait des vins jaunes rares et chers, aujourd'hui devenus des raretés surcotées], il y a un océan. Rien à voir en termes de prix, de dégustation. Les grands vignerons, Jean-François Ganevat, Dominique Hauvette ou Alexandre Bain, prouvent bien que les vins naturels ne sont pas tous glouglous. C'est une vision réductrice de cet univers.»

Américains, écoutez-nous : ire in France oui donte belive in ze end of ze natural wouaine. «On est en train de rattraper ce temps perdu, où on s'est égarés dans la chimie, et on revient vers quelque chose de naturel. Quand les vins sont bons ils sont excellents, parfois dix fois meilleurs. Overnoy, Bain, le domaine des Miroirs, fait des vins exceptionnels partout et à côté, les autres n'ont pas le potentiel aromatique, la longueur, la profondeur. Ils sont ennuyeux parce qu'enfermés», ajoute Bretin. D'une certaine manière, le vin naturel se démocratise : comme le disait l'autrice américaine Alice Feiring dans un débat sur le sujet avec Jean-Hugues Bretin (1) : «Déjà, on peut dire le vin naturel est devenu mainstream, pour la simple raison qu'il commence à y avoir des imitateurs, qui copient des styles un peu barrés, les pet nat, les vins non filtrés, les étiquettes rigolotes, et font des vins glouglous. C'est un processus naturel de n'importe quel phénomène qui se popularise : on le réduit à des caractéristiques caricaturales.»

Dernière hypothèse : ce n'est donc pas le vin naturel qui est en déclin, ni même le glouglou, mais une certaine idée, aristocratique, que seule une petite poignée de gens avertis (et nantis) pouvaient se le permettre. Comme le disait Jean-Hugues Bretin, «les exploitations font 6,8 hectares en moyenne, font vivre des familles entières, vendent surtout en direct à des commerces de proximité qui maintiennent une activité économique dans les centre-villes, sont respectueux du consommateur et de l'environnement. Donc il ne faut pas que le vin nature reste confidentiel, pour des CSP ++. Ça n'est pas le projet, qui est de changer la viticulture.» Le vin nature n'est pas mort : il ne fait que se démocratiser. Et c'est bien.

(1) Source : Le vin naturel est-il devenu (trop) mainstream ? Débat du 13 mai 2023 à Sous les pavés la vigne Paris | RadioVino - Une webradio et des podcasts sur le vin

lundi 12 juin 2023 17:24:32 Categories: Liberation

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