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Ukraine : après la destruction du barrage de Kakhovka, Kherson se noie sous un déluge d'eau et de feu

logo de Liberation Liberation 10.06.2023 19:54:03 Veronika Dorman
Un immeuble résidentiel de Kherson (sud de l'Ukraine) après le bombardement de la ville par les forces russes, le 10 juin.

Aucun malheur n'aura été épargné à Kherson. Alors qu'une partie de la région du sud-est ukrainien croupit sous les eaux brunes du Dniepr depuis mardi, les opérations d'évacuation des civils menées dans la ville sont ciblées quotidiennement par l'artillerie russe, postée sur la rive gauche du fleuve. Ce samedi 10 juin, le va-et-vient des bateaux a dû être suspendu en fin de matinée, après une série de tirs dans le quartier Korabelny, le plus sinistré. «Deux hommes, âgés de 52 et 25 ans, ont été blessés par la frappe de l'artillerie russe. Il s'agit de volontaires qui portaient assistance aux personnes touchées par les inondations», a précisé Oleksandr Prokudin, le chef de l'administration militaire de la région. Un homme de 56 ans est mort.

Vendredi, alors que le flot des appels au secours se tarissait, comme tous les jours en début d'après-midi, les opérations de sauvetage ont également été interrompues précipitamment à cause d'une rafale de tirs d'artillerie. A la première détonation, les secouristes et soldats en faction sur le rond-point Korabelny, devenu un lac et l'épicentre des évacuations, se sont précipités dans le seul refuge à proximité - à l'arrière d'un immeuble de brique grise de cinq étages, au fond d'un ravin formé par un talus. Dos au mur, accroupis, rentrant légèrement la tête dans les épaules à chaque déflagration, ils attendent que ça passe, blasés par la routine. «Ça fait deux heures que cette saloperie de drone est suspendue au-dessus de nos têtes», grince entre ses dents un gaillard à la carrure et barbe de viking. Depuis le matin, les militaires postés un peu partout dans le quartier inondé scrutent le ciel en surveillant un drone russe, venu épier l'activité sur place. La veille, jeudi, quelques heures seulement après la visite de Volodymyr Zelensky, sur le même carrefour Korabelny, neuf personnes ont été blessées, dont deux secouristes, un policier, un infirmier et un bénévole allemand.

Le quartier de Kherson le plus touché par l'eau est aussi celui qui a le plus souffert de la présence des Russes. Depuis qu'ils se sont retirés sur la rive gauche du fleuve, le district Korabelny, coupé du reste de la ville par la rivière Kosheva, un bras du Dniepr, et qu'on appelle communément «l'île», est en première ligne. Les missiles tombent presque quotidiennement et, bien avant la catastrophe, la zone résidentielle avait des allures de ville fantôme, dépeuplée, aux immeubles éborgnés et cernés de suif, entrepôts détruits, magasins fermés. Désormais, les avenues et rues jonchées d'éclats de verres et de débris de métal sont devenues des cours d'eau profonds, parfois rapides et tourbillonnants dans les virages. Au large d'une station-service dont n'émerge plus que le toit rond flotte un camion-citerne, le ventre en l'air, comme une grosse baleine échouée. Le bateau pneumatique fend une nappe arc-en-ciel, les effluves d'essence prennent à la gorge. Les sauveteurs circulent au hasard des appels dans la mangrove des allées arborées entre les immeubles de dix ou seize étages.

De nombreux riverains, pris au piège par les eaux, ont refusé de quitter leurs habitations, et demandent qu'on revienne plutôt avec de l'eau et de la nourriture. «On a de quoi tenir plusieurs jours», assure Victor, en montrant les piles de conserves de poisson dans son frigo, et le salon envahi par des bidons d'eau potable. Celle du Dniepr touche presque son balcon, au premier étage, «mais il y a encore de la marge», sourit le médecin généraliste, en ouvrant la trappe dans le sol de la loggia : effectivement, le flot brun luit à une trentaine de centimètres. Victor ne partira pas avec les secouristes venus lui rendre visite, car sa vieille mère de 94 ans, dont il s'occupe, n'est pas transportable. Du reste, elle a besoin de soins permanents, Victor ne saurait pas où la placer, car il ne fait pas confiance au système de santé local. Hanna regarde distraitement par la fenêtre. Le supermarché en face, en tôle ondulée rouge, est à moitié submergé. Un générateur gronde sur le toit. Il n'y a plus d'électricité dans tout le district depuis le début de l'inondation.

Sur la rive gauche, et basse, du Dniepr, occupée par la Russie, la situation est encore plus alarmante. Alors que des villages entiers se sont retrouvés submergés dès les premières heures après la rupture du barrage de Kakhovka, Vladimir Poutine n'a ordonné l'envoi d'unités d'urgence que jeudi. Sur Telegram, les volontaires confirment que pendant les deux premiers jours, les autorités russes n'ont porté aucun secours à la population. Le coordinateur d'un groupe de volontaires, Yaroslav Vasilyev, assure que les secouristes et militaires russes enfin déployés empêchent les volontaires de venir en aide aux gens et confisquent même leurs embarcations. Les forces de l'ordre russes auraient refusé d'évacuer 14 personnes réfugiées sur le toit de leur maison à Oleshki, parce que ces dernières n'avaient pas la nationalité russe. Samedi, les volontaires avaient reçu près de 1 900 demandes d'évacuation. Vladimir Saldo, le chef de l'administration de l'occupation, a fait état de 5 800 personnes déjà évacuées, dont 243 enfants. Pour l'heure, côté occupé, ont été identifiées 20 personnes mortes dans les inondations, et plus de 150 sont portées disparues.

Au 10 juin, les Ukrainiens ont compté 27 personnes portées disparues dans l'oblast de Kherson, tandis que 47 localités sont toujours inondées, selon le ministère ukrainien de l'Intérieur. Le niveau de l'eau continue de baisser à raison d'un demi-mètre toutes les 24 heures, mais les orages estivaux prévus dans les jours à venir font craindre de nouvelles crues. La destruction du barrage de Kakhovka a provoqué non seulement des tragédies humaines, mais aussi une catastrophe écologique. Au moins 150 tonnes d'huile de machine se sont déversées dans le Dniepr. Des problèmes d'approvisionnement en eau potable commencent à se poser à Kryvyï Rih, Marhanets et Nikopol. Plus alarmant encore, la centrale de Zaporijjia, occupée par l'armée russe, est une nouvelle fois fragilisée, car l'eau baisse dans les bassins de refroidissement.

Depuis deux jours, les habitants d'Odessa, où une attaque de drones et de missiles a fait dans la nuit du 10 juin trois morts et trente blessés, regardent, éberlués, passer des morceaux de vie de Kherson, charriés par le Dniepr qui se jette dans la mer Noire. Canapés, débris industriels, frigos, même une maison de plusieurs étages. Les plages se couvrent d'animaux morts. La photo d'un cadavre échoué, vêtu d'un uniforme de l'armée russe, circule sur les réseaux.

samedi 10 juin 2023 22:54:03 Categories: Liberation

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